La crise des savoir-faire joailliers

Sep 26, 2017

L’année dernière, j’ai eu la chance de suivre le travail de Marine Chabin, alors étudiante à ESCP Paris, sur son étude sur la crise des savoir-faire dans le secteur de la joaillerie. Si j’ai trouvé son mémoire pointu et particulièrement passionnant, c’est surtout car elle est aussi bijoutière puisqu’elle se forme actuellement à l’Académie des Métiers d’Art. En allant au contact des joailliers et des professionnels du secteur, elle a mieux compris les soucis que rencontrent actuellement de nombreux ateliers dans le recrutement mais aussi dans la pérennisation des acquis et des connaissances. Je lui ai donc proposé de réfléchir à un article qui synthétise son travail de recherche qu’elle a soutenu brillamment il y a quelques semaines. Je trouvais aussi que sa reflexion s’articulait parfaitement avec la thématique de l’exposition « Sacrés Outils » que vous pouvez encore découvrir durant une petite semaine à la galerie La Joaillerie par Mazlo dans le 6e arrondissement de Paris et qui évoque justement l’importance de l’outil et de sa maitrise dans la valorisation des métiers manuels. Bonne lecture !

M. C.

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La crise des savoir-faire joaillers

Par Marine Chabin 

1- Les savoir-faire comme support et source de création

Le développement du numérique et de nouveaux matériaux a ouvert un tout nouveau champ pour la création et le design. Tous les domaines artistiques se sont emparés de ces nouvelles tendances, que ce soit la peinture, la sculpture, la musique, l’architecture, le textile… ou encore la joaillerie, comme le montre cette exposition.

A l’origine de la création de bijoux d’auteurs se trouve un fondement universel : le savoir-faire de l’artisan / artiste. Il est basé sur des techniques apprises au fil du temps et de l’expérience. En joaillerie ces savoir-faire ont de multiples visages : la sculpture, le sertissage, la gravure, l’émail, le polissage … La magie opère lorsque ces savoir-faire techniques se mettent au service de la création et sont mêlés à des matériaux ou des techniques nouvelles et contemporaines. Ainsi, d’un subtil mélange de tradition et de modernité nait la création artistique.

Les savoir-faire ne sont pas seulement vecteurs de création, ils en sont aussi la source. Cette complémentarité entre tradition (des techniques) et modernité (des matériaux) permet l’expression complète de la créativité et du design contemporain.

2-Les savoir-faire joailliers en voie de disparition

Cependant certains savoir-faire joailliers français (tels que la gravure, la lapidairerie, la glyptique, le polissage ou encore l’émail) traversent une crise sans précédent : ils sont en voie de disparition. La transmission autrefois familiale est maintenant de plus en plus rares et certains artisans peinent à trouver une relève à l’aube de leur retraite. Les ateliers ferment et les recrues ne sont pas assez nombreuses ou qualifiées pour prendre la relève. Il y a plusieurs raisons au déclin de ces savoir-faire :

A) Des raisons historiques & économiques :

a-La démocratisation du bijou :

Au cours des 50 dernières années, le secteur Bijou a connu une expansion radicale en termes de demande, d’offre, de vente et d’exportations. De plus en plus de personnes veulent (et peuvent se permettre) des bijoux de luxe. Ce phénomène implique que de « belles » pièces deviennent accessibles à un plus large éventail de personnes, diluant le nombre de connaisseurs qui savent apprécier la qualité de la fabrication des pièces. De nos jours, certains clients riches sont disposés à dépenser énormément d’argent pour posséder des bijoux de certaines Maisons de Joaillerie simplement pour le plaisir de porter des articles de marque. Combinés au fait que ces mêmes maisons veulent maximiser leurs marges, on observe un déclin général en termes d’exigences de qualité sur la fabrication des pièces de joaillerie. Si les clients se contentent d’une finition minimale, pourquoi dépenser plus d’argent pour une «sur-qualité» qui ne sera pas remarquée par le client ?

En outre, en augmentant leur clientèle, les marques de joaillerie augmentent leurs bénéfices. Ainsi, elles s’efforcent d’étendre leur clientèle à un public plus large en proposant des produits à des prix plus accessibles (et avec des marges plus élevées).

En baissant leurs exigences en termes de qualité, les maisons n’ont plus fait appel à certains savoir-faire qui, faute de commandes, ont commencé à disparaitre en France.

b-Les nouvelles technologies

Les innovations industrielles sont allées de paire avec l’augmentation de la demande. Ces innovations technologiques (telle que la 3D) ont vocation à opérer un gain de temps et d’argent pour les ateliers. Ces gains se sont parfois fait au détriment du savoir faire de certains artisans. Ainsi la gravure main a-t-elle souvent été remplacée par la gravure machine, car celle-ci peut couter jusqu’à deux fois moins chère que la gravure artisanale.

c-La concurrence étrangère

Aujourd’hui, l’économie mondialisée a permis la délocalisation de la production de certaines pièces ou savoir-faire en Italie ou en Chine. Cette décision de délocaliser la production a été prise par les marques de luxe pour réduire les coûts et maximiser les marges. Un autre élément décisif a été la réduction des droits de douane permettant aux exportations et aux importations de se développer. Même si la qualité des pièces de joaillerie a été impactée par cette délocalisation les gains en termes de couts ont supplanté la recherche de qualité. Les marques de luxe se sont petit à petit détournées de certains ateliers jugés trop chers ou bien les ont pressurisés en termes de couts, menant à leur fermeture.

B)Des raisons sociales

Au delà de raisons historiques et économiques, il se trouve que certains métiers sont très peu connus et reconnus socialement en France. Pendant des décennies, l’Education Nationale a contribué à glorifier les formations dites « intellectuelles » au détriment des formations « manuelles », ne les réservant qu’à certains jeunes considérés comme scolairement en difficulté. Ainsi les parents eux-mêmes ont eu tendance à pousser leurs enfants vers des études supérieures parfois peu adaptées aux envies et aux capacités du jeune.

Quand bien même un jeune aurait été tenté par un métier manuel en France, ceux-ci restent très méconnus et obscurs pour le grand public. Cette méconnaissance a largement contribué à la disparition de certains métiers qui avant se transmettaient de génération en génération.

a-Une difficulté du métier mal anticipée

Tous les ans, des jeunes se dirigent néanmoins vers les formations de la bijouterie-joaillerie, certains pleins d’espoirs à l’idée de devenir joailliers. C’est pourtant un chemin parsemé d’embuches qui les attend avec une formation souvent insuffisante pour travailler efficacement en atelier, des taches rébarbatives au début et une chaine de production standardisée et très orientée vers le rendement et l’efficacité. Si bien que beaucoup ne resteront pas et se réorienteront plus tard, déçus par un métier qu’ils s’imaginaient autrement.

Ceux qui restent et souhaitent se mettre à leur compte se confrontent à une réalité économique et administrative si difficile que beaucoup renoncent, même s’ils pouvaient avoir l’opportunité de reprendre une affaire existante.

Ainsi, d’une part ces métiers souffrent d’une mauvaise image et de plus ils peinent à garder des talents à cause de leur difficulté manuelle et économique, brisant ainsi la chaine de transmission.

3-Tout n’est pas perdu

C’est là que des expositions telles que « Sacrés Outils » prennent toute leur importance. La clé pour sauvegarder ces métiers est la prise de conscience collective doublée d’une volonté artistique.

En mettant en avant les savoir-faire traditionnels dans des créations contemporaines on « dépoussière » l’image méconnue de certains métiers. Ceux-ci expriment tout leur potentiel lorsqu’ils sont utilisés en complémentarité de nouvelles techniques et technologies, dans une démarche artistique innovante.

C’est ce genre de regard que cette exposition nous apporte. C’est ainsi, en mettant le bijou d’auteur et le design au centre de la création, que l’on peut ouvrir le regard du public à la multitude de savoir-faire qui se trouvent derrière. Peut-être même éveiller une vocation ?

À bientôt

À propos

marie chabrol

Bonjour, je m’appelle Marie. Conférencière, consultante & formatrice, j’écris avec passion sur l’univers de la joaillerie.

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Voici ma bibliothèque idéale. Tous ces livres font partis de ma propre bibliothèque et je les relis toujours avec un immense plaisir.