Les gouachés de la maison Dael-Grau à La Piscine Roubaix

Fév 19, 2018

Il y a deux semaines, j’étais conviée à un voyage de presse pour découvrir l’exposition « Les Gouachés, un art unique et ignoré » au Musée La Piscine à Roubaix. Ne pouvant m’y rendre, c’est ma photographe qui a couvert celui-ci. Si je me rends sous peu à Roubaix pour découvrir l’exposition, je connais déjà très bien le lieu pour l’avoir visité plusieurs fois. J’ai profité de ces quelques jours entre la visite et la publication de cette note pour lire le catalogue, découvrir les différents éléments exposés et surtout interviewer le découvreur de ces très belles archives : M. Frédéric Dael, joaillier à Lille et Arras, qui m’a fait l’honneur de me parler de l’histoire de sa famille, de sa maison et de partager ici des documents historiques rares. J’ai eu de nombreux échanges sur cette exposition et j’avais ainsi envie de vous livrer à la fois mes impressions sur une exposition que je pense importante à voir mais qui aurait pu faire l’objet d’un travail plus approfondi du musée sur la réalité technique d’un gouaché de joaillerie. Je vous propose donc de partir à la découverte d’un lieu étonnant, de l’histoire d’une grande famille de joailliers implantée dans le Nord de la France depuis le XIXe siècle et surtout d’une technique – bien qu’en déclin aujourd’hui – particulièrement importante dans le processus de réalisation d’un bijou jusqu’à l’avènement de la CAO et de la 3D il y a maintenant une quinzaine d’année.

gouaché dael-grau piscine

Dans La Piscine Roubaix. Photo : C. Chabrol

1- La gouache, pourquoi et comment ?

La gouache a toujours fait parti du processus créatif d’un bijou. Longtemps, au-delà du simple croquis, cette technique a permis de mettre en lumière la réalité du bijou qui allait être proposé au client et réalisé par la suite. Le gouaché est donc un exercice hautement technique et non artistique. Il permet de mettre en couleur les pierres, le métal (ou les différents métaux), les volumes grâce aux ombres et à la façon dont la lumière va jouer sur la pièce. Il est la première étape de la fabrication. On parle de gouaché car effectivement, le dessinateur va utiliser cette peinture mais celui-ci peut la décliner sur des supports très variés : papier, calque, feuille Rhodoïd permettant des jeux de transparence afin de donner au client la version la plus réaliste du bijou. Parfois, enfin, s’ajoute de l’encre et du crayon de couleur.

gouachés dael-grau piscine

La dessinatrice de la maison Dael-Grau, Laure Wehrung, en pleine démonstration de gouache lors de la visite. Photo : C. Chabrol

L’utilisation de cette matière s’explique par son cout réduit, sa rapidité de séchage et surtout sa facilité à se mélanger pour créer des nuances et des dégradés entre deux couleurs. Un fois le dessin sec, il est très facile de le rehausser avec des matières diverses qui ne posent pas de problèmes d’interaction. Parallèlement, on peut, jusqu’à un certain point, retravailler un gouaché en humidifiant à nouveau la peinture car c’est une peinture à l’eau. Ne se pose donc jamais les problèmes que peuvent rencontrer les dessinateurs qui travaillent à l’huile (pastels, peintures…etc.)

Croquis d’une broche vers 1940. Photo : C. Chabrol

Un joaillier passe du gouaché à la réalisation sans grandes difficultés s’il est suffisamment expérimenté. Car le dessinateur à souvent exécuté des vues de dessus mais aussi de coté. Un gouaché est réalisé avec des côtes et, le plus souvent, à l’échelle pour faciliter le travail. Enfin, ce dessin n’avait pas pour objectif d’être donné au client. Une fois validé, il partait en atelier puis dans les archives de la maison. Aujourd’hui présentés comme des œuvres d’art (et il faut reconnaitre à sa juste valeur le talent des dessinateurs), il s’agissait de simples documents de travail.

Croquis d’une broche vers 1940. On y distingue des saphirs, rubis et diamants. Photo : C. Chabrol

2- La maison Dael & Grau et des archives oubliées…

La maison Dael & Grau est récente dans le sens où celle-ci existe depuis 1973, date de la fusion de deux grandes joailleries de la ville de Tourcoing.

Lettre annonçant la fusion des maisons Dael et Grau en 1973. Photo : Frederic Dael

Pour la maison Dael, l’histoire commence en 1830 à l’époque où Clotaire Dael ouvre son atelier. A la fin du du XIXe siècle, son neveu – Auguste – le rejoint. Il se forme et devient à son tour joaillier. Suivront Georges (qui développe le commerce de diamants acquits à Anvers et Paris), puis Jacques et aujourd’hui Frederic. La maison Denis Grau existe depuis 1838, en témoigne un remarquable document qui atteste de la date d’insculpation de son poinçon. Les deux maisons sont extrêmement réputées auprès des grandes familles bourgeoises de la région. Car on oublie souvent la richesse des grands noms industriels qui ont participé à la construction et au développement du territoire. En témoignent ainsi des lieux magnifiques que je ne peux que vous encourager à visiter comme la Villa Cavrois à Croix.

gouaché dael-grau piscine

Portraits de Auguste et Georges Dael. Photo : Frédéric Dael

  • 1- Document de création du poinçon Grau en 1838. Photo : Frédéric Dael
  • 2 / 3 – Contrat d’apprentissage entre Auguste Dael et Auguste Debone prenant effet en avril 1919. Photos : Frédéric Dael
  • 4 / 5 / 6 – Factures des maisons Grau et Dael-Vermeulen. Photos : Frédéric Dael

Après la deuxième guerre mondiale et le déclin progressif des industries de la région, la situation change progressivement pour la maison Grau qui est devenue ancienne et moins à la mode. L’absence d’héritiers et d’un successeur potentiel dans la famille incite alors Jacques et Georges Dael à s’en rapprocher. Ils rachètent l’affaire et les archives en 1973, ferment respectivement les deux boutiques et ouvrent en avril de la même année une importante boutique sur la Grand’ Place de Tourcoing. Aujourd’hui la maison continue d’exister et de créer des pièces uniques pour ses clients. Entre temps, la boutique historique a fermé et la maison a ouvert deux grands points de vente à Lille et à Arras. C’est cette fermeture qui permet la découverte d’archives oubliées depuis longtemps.

Les différentes boutiques Dael et Grau au fil du temps du XIXe siècle à aujourd’hui. Photos : Frédéric Dael

En 2011, il faut vider le bâtiment qui abrite le magasin de Tourcoing. Outre la boutique au rez-de-chaussée, les étages servent de réserves. Y sont entreposés des meubles et des dizaines de cartons. En vidant et en triant ce lieu, Frédéric Dael y découvre des cartons à dessins sous une épaisse couche de poussière… Miraculeusement protégés, il sort de ce ces pochettes près de 700 gouachés, dessins et quelques carnets de commandes (dont un spécialement dédié aux dépôts de colliers de perles pour enfilage).

Broche en or et perles. Années 1940. Photo : C. Chabrol

Dans le Musée La Piscine Roubaix. Photo : C. Chabrol

Il trie alors ces différents documents, les classe et imagine très rapidement de les partager. Il commence par les montrer de temps en temps à sa clientèle puis envisage de les exposer dans ses deux boutiques. Mais les lieux sont petits et le passage dans une joaillerie n’est pas celui d’un musée… En 2015, il contacte le Musée de La Piscine à Roubaix qui trouve le fonds particulièrement intéressant. Recontacté en 2017, les gouachés seront finalement exposés en 2018 afin de clôturer la saison culturelle du Musée qui ferme ses portes en avril 2018 pour finaliser son extension et sa rénovation.

gouaché dael-grau piscine

Broche en or et diamants issues des archives Grau. Photo : C. Chabrol

Alors, que nous permettent de découvrir ses documents ? Tous d’abord, deux grandes périodes se dégagent des dessins : 1910-1920 et 1940-1950. Ces dessins, esthétiquement dans le ton de ces deux époques, permettent de visualiser la vivacité des deux maisons mais, d’abord, celle de la maison Grau car, Frédéric Dael en est convaincu, celle-ci était véritablement plus implantée auprès de la bourgeoisie du secteur. En témoignent des tampons de la maison sur de nombreux dessins mais aussi des pierres suffisamment importantes (diamants, saphirs, rubis et parfois émeraudes) sur de nombreux projets. Mais, plus que cela, ces archives lèvent le voile sur des fabrications extrêmement qualitatives et soignées, attestant de la présence d’ateliers qualifiés. Enfin, les différents groupes de dessins permettent d’identifier des « mains » et donc des dessinateurs différents, certainement en fonction des époques et des provenances. La qualité des document est assez fabuleuse et laisse à penser que ces deux maisons rencontraient une certaine prospérité financière.

gouaché dael-grau piscine

Détail d’un gouaché de collier en or et diamants. Années 1950s. Photo : C. Chabrol

gouaché duel-grau piscine

Dans le Musée La Piscine Roubaix. Photo : C. Chabrol

3- La Piscine, un lieu évident pour cette exposition.

De tous les lieux culturels du Nord de la France, plusieurs avaient les épaules suffisamment larges pour accueillir ce fonds que Frédéric Dael souhaite faire vivre et découvrir. Néanmoins, peu possèdent l’originalité et une véritable dynamique pour l’art issu du patrimoine industriel. Mais La Piscine oui. Construite entre 1927 et 1932, ce lieu Art déco à l’architecture remarquable est – pour l’époque – d’une incroyable modernité. Après des années de bons et loyaux services, elle ferme ses portes en 1985. La fragilité de sa voute ne permet plus d’accueillir les baigneurs sans risque.

gouaché dael-grau piscine

Dans l’exposition. Photo : C. Chabrol

gouaché dael-grau piscine

Gouaché sur Rhodoïd, vers 1920. Photo : C. Chabrol

Dès 1835, la ville de Roubaix inaugure un musée industriel pour protéger des milliers d’échantillons textiles fabriqués dans la ville. La « tissuthèque » est désormais accessible à La Piscine et c’est à voir absolument. Celle-ci réserve des trésors d’imagination et se révèle d’une modernité surprenante ! Ce musée historique va subir de nombreux bouleversements pour fermer en 1959. A ce jour, il s’agit du seul cas en France de musée déclassé par l’État… Une triste époque. Dès 1990, la question d’un nouveau musée se pose ; parallèlement la ville de Roubaix fait face à un défi de taille : trouver des solutions de revitalisation pour une cité alors en grande difficulté. Sous l’impulsion du maire et surtout de Bruno Gaudichon, Conservateur de l’actuel musée, la piscine désaffectée est identifiée comme un lieu possible. Le projet sera validé en 1992. Des travaux d’envergure sont entrepris et ce nouveaux lieu culturel innovant ouvre ses portes au public en 2001.

Broche en or, diamants, saphirs, peut-être aigue-marine ou perles.

L’exposition se situe autour des anciennes cabines où les baigneurs pouvaient se changer avant de rejoindre le bassin. Celle-ci est assez petite du fait de la taille des dessins. Un gouaché se réalise sur des feuilles A4 et parfois même de plus petites encore. Elle permet de découvrir des projets de bijoux des maisons Dael et Grau mais manque, à mon sens, d’explications sur l’importance technique d’un gouaché et de repères historiques. Il s’agit plus d’une exposition académique sur l’art de dessiner des bijoux que d’une exposition technique. C’est à mon sens son unique point faible. À ma décharge, je suis terriblement curieuse et j’aime savoir si un dessin a été réalisé, comment et pour qui ! Parallèlement la joaillerie est mon métier et je ne peux dissocier une gouache de sa possible fabrication. Malgré cela, il est pour moi évident de vous inciter à aller la découvrir.

gouaché dael-grau piscine

Colliers en or et diamants. Vers 1950. Photo : C. Chabrol

gouaché dael-grau piscine

Détail d’une statue du musée. Photo : C. Chabrol

Les gouachés sont des documents fragiles, ils supportent mal la lumière et se détériorent facilement dans le temps. Un tel ensemble fait figure d’exception car, jamais, autant de dessins de bijoux n’ont été accessibles au même moment dans un même lieu. C’est aussi une exposition touchante car vous y reconnaitrez, forcément, des bijoux que vous avez vu et peut-être manipulé. Nul doutes qu’ils vous rappelleront certains trésors de famille conservés dans des petites boites… Enfin, si vous êtes de la région, la maison Dael & Grau ne vous est certainement pas inconnue et ce patrimoine rare mérite largement d’être redécouvert.

gouaché dael-grau piscine

Broche en or et diamants. Photo : C. Chabrol

gouaché dael-grau piscine

Fin d’une visite au bord du bassin. Photo : C. Chabrol

Vous avez jusqu’au 1er avril 2018 pour la visiter. Ne manquez pas cet événement, ce serait dommage si l’histoire et les techniques de fabrication des bijoux vous passionnent et vous questionnent.

À bientôt !

À propos

marie chabrol

Bonjour, je m’appelle Marie. Conférencière, consultante & formatrice, j’écris avec passion sur l’univers de la joaillerie.

ma Bibliothèque idéale

Voici ma bibliothèque idéale. Tous ces livres font partis de ma propre bibliothèque et je les relis toujours avec un immense plaisir.