Frank Stefan Stern, collectionneur de dessins de joaillerie

Mai 20, 2019

Sans internet et la page Facebook du site legemmologue.com, je n’aurais jamais rencontré Frank Stefan Stern. Il a suffit de la recherche d’un nom de bijoutier pour que nous échangions et que je découvre l’ampleur de sa collection de croquis de joaillerie. Et il m’a semblé nécessaire de vous faire découvrir une partie des dessins et l’homme qui se cache derrière une magnifique collection de plus de 80,000 dessins et gouachés. Je vous emmène donc en Allemagne où la collection est conservée.

frank stefan stern

Planche de dessins de bagues par Raymond Templier. Photo : Frank Stefan Stern

1- Bonjour Frank, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Bonjour, je suis donc l’un des rares collectionneurs de dessins et gouachés de joaillerie. Mais je ne suis absolument pas issu de ce secteur professionnel qu’est la joaillerie puisque je suis Assistant de recherches en Chimie chez Covestro où je travaille sur des projets de recherches divers et variés. j’ai commencé cette collection il y a bientôt 20 ans et en avril 2017, j’ai lancé un site internet qui présente une petite partie de ce qu’elle contient. Mais je suis heureux de voir que le site intéresse puisqu’il a déjà enregistré 210,000 visites après 2 ans d’existence.

frank stefan stern

Dessin issu des archives de Raymond Pivert, dessinateur de bijoux ayant travaillé pour les Entreprises Kunslers (Paris 3) avant de les reprendre. Les archives comprennent non seulement des bijoux, mais aussi des sacs de soirée, des sceaux, de l’art sacré…etc. Les archives ont été acquises en 2016.  Photo : Frank Stefan Stern

2- D’où vient cette passion pour les dessins de joaillerie ? 

J’ai pris durant 15 ans des cours du soir en joaillerie et en aquarelle. Mais je n’ai pas assez de talent pour que cela puisse être un métier à plein temps. Par contre, c’est à cette époque que j’ai acquis mes premiers dessins de bijoux. Et avec cet angle, je réunissais deux passions en une seule. J’étais « mordu » et cela dure depuis une vingtaine d’année désormais. Je suis également convaincu que d’ici une ou deux générations, des dessins de cette qualité n’existeront certainement plus car l’ordinateur et les technologies modernes deviennent de plus en plus présentes. D’ailleurs, la différence entre les dessins autour de 1900 et ceux des années 1950 est déjà énorme. Les artistes n’avaient déjà plus autant de temps pour élaborer les dessins et les clients ne voulaient pas forcément payer pour cela. L’impression 3D n’a vraiment pas aidé à défendre le dessin en joaillerie. C’est aussi pour cela que je collectionne des dessins « modernes » car ils ne sont pas assez anciens pour les musées.

frank stefan stern

Esquisse d’une boucle de ceinture pour Sarah Bernhardt par Gutperle. Photo : Frank Stefan Stern

3- Combien de dessins et de maisons trouve-t-on dans votre collection ?

Ma collection compte entre 80 et 85,000 dessins qui proviennent des plus de 200 joailliers au cours des 300 dernières années. Parmi les noms présents dans la collection, on trouve les grands noms de la Place Vendôme mais également des signatures plus confidentielles telles que Daubrée, Fontenay, Gutperle, Kiefer, Raymond templier, Christian Dürr, Trifari II, Harry Winston, Zeller Auktion ou encore Eberle. Mais il y en a encore tellement !

frank stefan stern

Dessin signé de Robert Koch, joaillier de la Cour et fondateur de l’entreprise Koch à Francfort-sur-le-Main. Ses descendants se réfugieront en Suisse dès 1933. Photo : Frank Stefan Stern

4- Est-ce que vous collectionez aussi les bijoux ou seulement les dessins ? 

J’aimerai bien mais je n’ai pas les moyens de m’offrir les bijoux dont je possède les bijoux.

5- Possédez-vous des pièces dont vous êtes plus fiers que pour d’autres ? Si oui / non, pourquoi ? 

Ce n’est pas une question facile parce que peux dire sans hésiter que j’aime tous mes dessins. Mais bien sur, je suis fier et heureux d’avoir pu en acquérir certains. Par exemple, à la fin du mois de mars, j’ai pu acheter presque 800 dessins de Robert Koch et ce fut vraiment un coup de chance incroyable ! Koch fut longtemps surnommé le « Cartier allemand » et il était joaillier de la cour. Je suis également heureux d’avoir des dessins originaux et des lettres provenant de l’auteur Eugène Fontenay qui figurent dans son livre qui date de 1887. Je suis aussi fier d’avoir des dessins de Marianne Hunter. Elle est l’une des plus grande joaillière américaine et elle connait ma collection. Après de longues « négociations », elle a accepté de me donner trois de ses dessins. Ma collection est « vivante » et j’aime convaincre des joailliers et des orfèvres de me confier quelques croquis afin de pérenniser leur travail au-delà de notre époque actuelle.

frank stefan stern

Dessin d’un projet de broche par Marianne Hunter. Photo : Frank Stefan Stern

6- Quel est le dessin le plus ancien de votre collection ? D’où provient-il et connaissez-vous le dessinateur ? 

Il est très difficile de trouver des dessins qui sont plus anciens que 1750 donc la majorité de ma collection date principalement des années 1850 et après. Ma plus vieille illustration serait certainement un dessin d’ostensoir mais je ne connais pas l’artiste. Par contre, la plus vieille illustration d’un bijou est une gravure sur bois des années 1550 (Cosmographia Sebastian Munster).

frank stefan stern

Planche signée de Fridrich Jacob Morison, vers 1690/1700. Photo : Frank Stefan Stern

7- Quels sont les dessins les plus atypiques de votre collection ? 

Les plus atypiques ? Je dirais probablement les dessins de Gutperle. La maison Leblance-Granger & Gutperle a fabriqué des bijoux pour le théatre ; pour Paris, Londres mais également le New York Opera. Elle fournissait tous les objets en métal qui devaient accompagner les costumes, y compris les armes et les armures. Mais les seuls que je possède représentent principalement des ceintures et des couronnes. Dans ce lot, j’ai découvert des dessins de Alphonse Mucha pour Sarah Bernhardt, j’étais ravi bien entendu. D’autant qu’à l’époque d’acquisition de ce lot, je ne le connaissais pas. En janvier 2019, j’ai réalisé que la Maison Gutperle avait imaginé des bijoux pour Mardi-Gras (Carnaval de la Nouvelle-Orléans). Donc, j’ai collaboré sur un projet avec le Louisiana State Museum. Il y a quelques mois, le Streekmuseum en Hollande a découvert que l’un de leurs objets était un faux datant du XXe siècle. J’ai pu les aider grâce aux dessins que je garde dans ma collection.

frank stefan stern

Planche de la maison Leblance-Granger & Gutperle qui a permis d’identifier le faux bijou qui était conservé dans le fonds du Streekmuseum. Photo : Frank Stefan Stern

8- Travaillez-vous réguliérement avec des musées, des maisons de joaillerie ou des départements patrimoine pour les aider ? Est-ce que les maisons vous connaissent ?

J’échange régulièrement avec environ 60 musées, écoles, universités et collectionneurs. De nombreux musées (comme le MET ou le V&A) possède des bijoux et des croquis dont j’ai les gouachés. Plusieurs musées ont initié des liens vers mon site internet (par exemple ceux de Dublin, Heidelberg, Karlsruhe or Dusseldorf). Chaque Décembre, je leur adresse un DVDs avec les nouveautés de ma collection.

frank stefan stern

Dessin d’Alfred Philippe pour la maison Trifari, 1er octobre 1940. Photo : Frank Stefan Stern

10- Où achetez-vous les dessins qui entrent dans votre collection ? 

J’achète principalement mes dessins dans les ventes aux enchères internationales. Mais je suis aussi contacté via mon site internet par des personnes privées qui possède des dessins et souhaitent me les vendre.

frank stefan stern

Dessin issu des archives de Raymond Pivert, dessinateur de bijoux ayant travaillé pour les Entreprises Kunslers (Paris 3) avant de les reprendre. Les archives comprennent non seulement des bijoux, mais aussi des sacs de soirée, des sceaux, de l’art sacré…etc. Les archives ont été acquises en 2016. Photo : Frank Stefan Stern

11- Selon les marchands d’art, les dessins de bijoux sont difficiles à trouver. Vous confirmez ? Pourquoi ? 

Je pense qu’il y a plusieurs raisons à cela :

  • C’est un domaine de collection dit « de niche » et beaucoup de gens ne savent même pas que cela existe
  • Durant le dernier siècle, nous avons eu deux guerres mondiales en Europe. Des millions de personnes ont fui pour survivre, et de trop nombreuses ont été tuées et massacrées. La joaillerie pouvait servir de monnaie d’échange pour acheter des biens dits de « première necessité » mais pas les dessins. Beaucoup ont été détruits ou perdus définitivement.
  • Ces dessins n’étaient pas destinés à être collectionés. C’était des documents pour travailler. Le joaillier dessinait le bijou selon les souhait de ses client, puis le réalisait si celui-ci confirmait la commande. Une fois livré, le dessin devenait « inintéressant » pour lui. Beaucoup de joailliers m’ont d’ailleurs dit qu’il ne conservait pas d’archives de leurs propres réalisations car ce n’était pas necessaire.

Je crois que ce sont toutes ces raisons qui rendent les dessins de joaillerie rares. Les grandes maisons comme Cartier, Tiffany…etc. possédent leurs archives où ils gardent les dessins et les projets mais ils ont parfois commencé tardivement à faire cette démarche.

frank stefan stern

Dessin par Eugène Fontenay, joaillier français ( 1823-1887 ), parmi ses clients figuraient des têtes couronnées telles que Napoléon III et son épouse Eugenie, mais également le pacha d’Égypte. C’était un grand connaisseur de l’Antiquité et de ses bijoux. Après 35 ans de travail indépendant, il a fermé son entreprise et écrit deux livres. Le dernier a été publié peu après sa mort (1887) : Les Bijoux, Anciens Et Modernes. Photo : Frank Stefan Stern

12- Vous possédez un site internet avec une grande partie de votre collection. Avez-vous déjà communiqué sur cet incroyable ensemble ? Pensez-vous à un livre ou à une expostion ?

Comme je ne suis pas un historien ou un joaillier, je devrait certainement demander de l’aide à un professionel de ce secteur. Ils sont les mieux placés. Cela dit, grâce à la collection, je me suis mis en contact avec des joailliers de la corporation de mon pays. Mr R. Fisher – Président de la corporation allemande – m’a indiqué que je pourrais envisager d’exposer lors d’événements joailliers comme JuwelUhr (Hagen, Germany). Nous verrons bien.

Comme les dessins ont été réalisés sur des supports fragiles, j’ai commencé à les scanner pour constituer des ouvrages par joaillier ou époque : ainsi j’ai un « livre » concernant mes dessins venant de France entre 1850 et 1950, un autre concernant H. Teterger et un un sur l’Art Nouveau. Aussi, si des collectionneurs ou des amoureux de joaillerie me contactent, je pourrais leur proposer une copie.

Par contre, je suis très heureux de travailler sur un livre en édition limitée sur les dessins de Robert Koch car j’en possède tellement que c’est passionant de les présenter. Comme je n’ai jamais fait cela, cela me prend beaucoup de temps mais j’ai quasiment fini et j’ai trouvé un éditeur. J’espère qu’il sera imprimé à la fin du mois de Juin.

frank stefan stern

Dessin par Alfred Daubrée ( 1817-1885 ), joaillier à Nancy puis à Paris où il était au 85 de la rue Montmartre. Photo : Frank Stefan Stern

13- Quels sont les dessins que vous aimez acquérir ? 

Je crois que le Saint-Graal – pour les nous les collectionneurs de dessins – est d’acquérir le dessin d’un bijou célébre, par exemple celui d’un oeuf impérial de Fabergé. Un jour peut-être !

Plus largement, j’aimerai que les artisans réalisent que leur art ne commence pas à l’établi mais dès les premières esquisses sur la table à dessins et qu’il faut traiter ces croquis avec un immense respect mais également – comme les peintres – mettre un nom et une date. Car une entreprise peut avoir plusieurs générations et ce n’est pas toujours facile de s’y retrouver avec les dessins. Aussi, joailliers, signez et datez vos dessins. Je vous en serait éternellement reconnaisant !

À bientôt !

*****

Photo de couverture : tiare par la maison Bachruch, A. Budapest K & K royal court supplier. La collection de M. Stern conserve des esquisses de cette maison datant de la période entre 1870 et 1890.

À propos

marie chabrol

Bonjour, je m’appelle Marie. Conférencière, consultante & formatrice, j’écris avec passion sur l’univers de la joaillerie.

ma Bibliothèque idéale

Voici ma bibliothèque idéale. Tous ces livres font partis de ma propre bibliothèque et je les relis toujours avec un immense plaisir.