Depuis plusieurs années, un mouvement autour de la traçabilité des gemmes est apparu sur le marché. Force est de constater que beaucoup de consommateurs veulent devenir des consom’acteurs et suivre une démarche plus responsable dans leurs acquisitions, qu’elles soient liées au domaine de la joaillerie comme pour de nombreux autres produits du quotidien.
Une partie des pierres proposées par Nineteen 48. Photo : Nineteen 48
Mais alors, une question ou plutôt de très nombreuses questions se posent : qu’est-ce qu’avoir une démarche responsable ? Qu’est-ce qu’être éthique ? Est-ce que c’est la même chose que le bio dans l’alimentation ? Peut-on parler d’une « green attitude » dans le domaine de l’industrie joaillière ? Bien entendu, il serait possible d’étendre la liste des questions à l’infini…
Stuart Pool expliquant le projet Nineteen 48 lors d’une intervention à la Meon Valley Studio – Jewellery & Silversmithing School en Angleterre.
Personnellement, je pensais avoir une bonne notion de ce que peut représenter l’éthique dans notre industrie. Mais j’avais certainement tendance à confondre éthique et confiance. Deux notions très différentes et pourtant très proches. Alors pour répondre à mes questions et essayer d’y voir plus clair sur le sujet de l’éthique dans le domaine des pierres, je suis allée à la « rencontre » (la visio, ça vous change la vie !) de Stuart Pool qui dirige plusieurs projets autour des gemmes éthiques dont Nineteen 48, Ruby Fair, Crown Gems. Il est également l’un des cofondateurs du groupe Fair Luxury qui a un objectif audacieux : impulser un changement de paradigme dans l’industrie en promouvant un approvisionnement responsable et durable. Rencontre !
Vue des pierres en Tanzanie dans le cadre du projet Moyo Gemstones. Photo : Nineteen 48
1- Pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Bonjour tous et à toutes. Je m’appelle donc Stuart Pool, je suis principalement basé en Angleterre mais je voyage forcément beaucoup. Je ne suis pas du tout issu de l’industrie des pierres et de la joaillerie et c’est le hasard qui m’a fait prendre un tournant à 180° dans ma carrière professionnelle. Aujourd’hui je travaille sur des projets de promotion et de vente de gemmes éthiques et tracées en provenance du Sri Lanka et de Tanzanie. Le sujet de l’éthique, d’un point de vue général, m’a toujours intéressé. Cela fait parti depuis longtemps de ma façon de fonctionner, même bien avant de rejoindre l’industrie joaillière. Mon expérience professionnelle m’a amené à travailler de manière transversale, du digital à la finance en passant par le marketing. Je suis depuis longtemps un entrepreneur et j’aime créer des projets et les faire vivre. Depuis 2011, je suis investi dans la promotion de la traçabilité des gemmes. Je me suis formé à la gemmologie également, beaucoup sur le terrain, en Angleterre mais également au Sri Lanka.
L’une des femmes impliquée dans le projet Moyo Gemstones en collaboration avec la Tawoma : la Tanzanian Woman Miner Association. Photo : Nineteen 48
2- Pourquoi avoir décidé de promouvoir les gemmes éthiques ?
Vous dire pourquoi exactement, je ne sais pas. C’est un cumul de raisons et une prise de conscience plus globale. Quand nous avons fondé Nineteen 48 avec Gary Seneviratne, l’idée de départ était d’initier un business autour des gemmes. Il y a dix ans, le sujet de l’éthique n’était pas aussi présent et peu de gens se posait les vraies questions sur l’extraction minière. Gary, dont la famille est basée au Sri Lanka, voulait créer un projet de promotion des pierres de son pays avec l’idée de les faire connaitre comme telles. Nous étions d’accord sur le fait qu’il fallait être transparents sur la provenance, sur les traitements éventuels et nous étions déjà un peu précurseur sur le sujet. Mais il a fallu tout construire. Les rencontres, la découverte du pays et des conditions de vie et une prise de conscience entre les prix au départ des mines et ceux affichés dans les lieux de ventes nous ont donné envie d’aller plus loin et de mettre en place une démarche de traçabilité impliquant l’amélioration de la chaine de production. Mais rien n’est figé et nous cherchons constamment des solutions pour améliorer toujours plus les choses à notre niveau.
Saphir de 1,75 ct, Sri Lanka, sourcing éthique. Photo : Nineteen 48
3- Le mot « éthique » est un peu le nouveau mot à la mode. Mais alors qu’est-ce qu’une gemme éthique ?
C’est un excellente question car le mot « éthique » est un peu utilisé à toutes les sauces ces dernières années. Chacun mettant le curseur à son propre niveau de vision. En réalité, c’est finalement assez simple mais cela peut sembler très compliqué à mettre en place sur le terrain et cela demande de très nombreux efforts, une présence quasi constante, une surveillance des protocoles et surtout l’investissement de tous. Une pierre éthique n’est pas seulement une pierre que l’on peut tracer depuis le mineur jusqu’au bijou. C’est aussi une extraction respectueuse de l’environnement et la remise en état des lieux d’extraction quand ils ne sont plus productifs. C’est un salaire décent et régulier pour les mineurs et pas une paye seulement quand ils trouvent une ou des pierres. Cela passe aussi par l’éducation des communautés et le fait de se soucier que les enfants puissent aller à l’école et que les familles puissent se nourrir. Promouvoir l’éthique, c’est un jeu d’équilibriste à la croisée de nombreux domaines : l’écologie, l’économie, l’impact social et sociétal. Il faut être attentif à tout. C’est ce que nous nous employons à faire et c’est un défi quotidien.
Rubis de Tanzanie. Photo : Nineteen 48
4- Si on se base du coté de la géopolitique, comment est-il possible de créer de vrais projets avec un impact positif dans les pays producteurs de gemmes ?
Je pense qu’il est possible de créer des projets éthiques presque partout en fait. Cela dit, il faut apporter quelques clarifications. Certains pays s’y prêtent moins que d’autres et la situation politique d’un pays fait beaucoup dans la réalisation de tels projets. Au Sri Lanka et en Tanzanie, les pays sont stables et il est possible d’initier des choses avec une relative facilité. Bien entendu, cela nécessite d’avoir des appuis au niveau de l’administration et du gouvernement. Il est impossible de faire des choses sans eux au risque de voir l’échec des projets. Dans ces pays, il y a une tradition d’extraction et les gouvernants (qu’ils soient par ailleurs locaux ou à un niveau plus élevé) se sentent concernés par ce sujet particulier. Les mineurs sont alors à même de comparer ce que nous leur offrons en terme d’amélioration de leurs conditions de vie et de travail. Bien sur, il est impossible de comparer des systèmes qui ne fonctionnent pas de la même manière. En Tanzanie, par exemple, il n’y a pas de systèmes de retraite ou de chômage tels que nous les imaginons avec nos esprits européens. C’est en cela que nous pouvons impulser un changement dans ces pays. Payer les mineurs correctement, initier des contrats de travail pour sécuriser un salaire, veiller à ce qu’ils se soignent en cas de maladie ou de blessures…etc. Mais pour cela, un engagement personnel n’est pas suffisant. Il faut rassembler et créer un énergie commune. Mais cela prend aussi du temps.
Myriam travaile principalement sur des concessions où l’on trouve des saphirs et grenats dans la région de Tanga en Tanzanie. Photo : Nineteen 48
6- J’entends souvent que les gemmes éthiques sont comparables à l’alimentation biologique. Sont-elles dont plus chères ? Peuvent-elles être traitées ?
Je ne pense pas que l’on doive vendre plus chères les pierres dont l’extraction est éthique. Bien entendu, vendre les pierres nécessite de les tailler. On peut également vendre du brut mais ce n’est pas le même marché. Aussi, cela rajoute forcément une étape de travail : la taille. Et la encore, il faut veiller à ce que les tailleurs soient correctement payés pour le travail qu’ils effectuent. En réalité, c’est une question de profit, tout simplement. Les marges seront moins hautes pour nous et tout le monde trouve son compte sur ce modèle de production et de commercialisation. Forcément, si vous vendez les pierres à un prix trop élevé, personne ne vous les achètera même avec les meilleurs arguments du monde. Ce modèle n’est pas tenable. Il faut donc repenser la manière de se rémunérer et sa manière de faire du profit. Sans aller jusqu’à parler d’économie solidaire, il y a un cercle vertueux à trouver. Pour le moment, nous y parvenons assez bien !
Concernant les traitements, la question est de savoir si le traitement est problématique. En soi, il ne l’est pas à la condition que le consommateur en soit parfaitement informé. C’est là que se trouve la clé du problème. Il faut informer car cette information est l’une des clés de la transparence que nous initions dans notre relation avec nos clients.
Travail dans l’une des concessions de Nineteen 48 dans la région de Rekawa au Sri Lanka. Photo : Nineteen 48
7- Je suis consommateur, comment puis-je vérifier les informations données ?
Nous en revenons à ce problème de confiance. Les informations sont très compliquées à vérifier pour le consommateur. Dans notre cas, nous publions très régulièrement sur les réseaux sociaux et sur nos sites internets des photos et des bilans de nos actions. Nous sommes très investis dans la communication autour de nos projets. Avec Luxury Fair, nous nous employons à parler régulièrement de notre mode de fonctionnement et à créer des liens avec d’autres entreprises – partout dans le monde – qui pense comme nous. En Tanzanie, nous commençons à utiliser la technologie de la blockchain mais ce n’est pas parfait et difficilement utilisable pour les petites unités d’extraction. La question de la confiance est intéressante car nous avons à reconstruire celle-ci. Les consommateurs ont été échaudés avec l’habillement, l’alimentation, les voitures…etc. Ils nous faut donc être attentifs aux demandes et y répondre le plus possible. Je crois que cela passe, encore et toujours, par la communication et la transparence autour de notre projet. Parler, diffuser les informations, apporter des preuves, faire découvrir notre fonctionnement, autant d’actions qui peuvent paraitre petites mais qui sont tellement importantes. Mais attention, communiquer ce n’est pas juste faire du marketing et raconter de belles histoires comme ce que l’on peut voir avec le diamant synthétique. Il y a une part d’éducation non négligeable qui est nécessaire.
Étape de taille avec un des tailleurs de Nineteen 48 sur un important brut d’aigue-marine. Photo : Nineteen 48
8- Il existe de nombreux labels pour le métal mais pas pour les pierres gemmes (à l’exception du Kimberley Process pour les diamants). Peut-on dire que les KP est éthique ? Quelles sont les initiatives notables pour les pierres de couleurs ?
Le sujet est très récent sur les pierres de couleurs et les initiatives éparpillées. Mais il va falloir une sorte de label dans les années à venir. Ce type d’action demande de très longues concertations et il n’est pas toujours évident de parvenir à mettre tout le monde d’accord. Mais je reste très confiant car toutes les démarches que nous voyons sont intéressantes et construisent pas à pas une nouvelle vision de l’industrie minière. Il faudrait arriver à créer quelque chose qui se rapproche de l’or Fairmined, lequel projet donne de bons résultats pour les communautés impliquées dans cette démarche. Concernant le KP, c’est un premier système et il a le mérite d’exister. Il ne peut pas être qualifié d’éthique car il s’agit juste de savoir d’où proviennent les pierres. Or nous avons dit que, pour nous, l’éthique c’est aussi les conditions d’extraction et l’impact de celles-ci sur la vie des populations. Mais je crois qu’une amélioration est largement possible. L’avenir nous le diras.
Grenat de Tanzanie, 1,91 ct, sourcing éthique. Photo : Nineteen 48
9- Peut-on imaginer qu’un jour toutes les pierres seront éthiques ?
J’adorerai que cela soit possible. Mais cela n’arrivera pas de mon vivant. Il y a encore tant à faire. Mais je suis très optimiste sur une amélioration sur le long terme. Ce sont des projets qui prennent du temps à créer et à donner des résultats mesurables. Mais ils y parviennent néanmoins. Un pas après l’autre !
A bientôt !